C’est le titre de la thèse que Fabienne Garnerin a soutenue en décembre 2020 à l’Université de Montpellier, et que vous pourrez lire, si cela vous intéresse, à la Bibliothèque Francophone Multimédia de Limoges.
Voici le résumé qu’elle en fait :
Les livres de Joan Ganhaire sont bien connus : ses romans policiers, certes, mais aussi son roman médiéval fantastique, Lo darrier daus Lobaterras (Le dernier des Loubaterre), ses deux romans de cape et d’épée, Dau vent dins las plumas (Du vent dans les plumes) et Las islas jos lo sang (Les îles sous le sang), ses beaux recueils de nouvelles, Lo libre dau reirlutz (Le livre du côté à l’ombre) en 1979, Lo viatge aquitan (Le voyage aquitain) en 2000, Çò-ditz la Pès-Nuts (Ainsi dit Celle qui va pieds nus) en 2013, et le petit roman Los braves jorns de Perdilhòta (Les beaux jours de Perdillote), un chef d’œuvre d’humour et de tendresse. Il a publié de nombreux textes dans Ventadour, le bulletin intercommunal de Bourdeilles et de Valeuil, dont les meilleurs se trouvent aujourd’hui dans les Cronicas de Vent-l’i-Bufa (Chroniques de Il-y-Vente). Et il continue d’écrire régulièrement dans la revue Paraulas de Novelum.
Cette œuvre si riche et si diverse, je suis allée la regarder d’un peu plus près, pour comprendre, par-delà sa diversité de façade, ce qui en faisait l’unité. Pour mieux la connaître et pour la faire mieux connaître. J’aimais l’univers littéraire de l’écrivain, les paysages de la campagne périgourdine et les lieux où se déroulent les histoires : villages abandonnés, sources secrètes, rochers aux formes particulières, un gouffre terrible, d’anciens châteaux devenus institutions de santé, de nombreux cimetières… J’aimais aussi la petite ville de Maraval, un condensé de Périgueux, et le tableau que Ganhaire fait de Bordeaux, à la fois port qui ouvre sur tous les possibles et lieu des initiations les plus dures. J’aimais sa façon de suggérer que l’homme, aussi bien que les bêtes, est d’abord un corps, un corps fragile que guette la Mort, comme tout être vivant. Ce corps perçoit le monde par tous ses sens : il entend, il hume, il goûte, il tâte, il sent ce qui se passe à l’intérieur de lui, il a des sensations visuelles, souvent troublées par l’émotion et l’imagination. Les personnages portent gravées en eux les images de scènes qu’ils ne peuvent pas oublier. Des allusions nombreuses à des films, et même l’emploi dans l’écriture de techniques cinématographiques, montrent que Ganhaire n’est pas nourri seulement de littérature, mais est aussi nourri de cinéma.
Dans cet univers, les hommes sont en quête de leur identité et d’un sens pour leur vie. Les héros sont des bâtards, comme Barnabé de Malecombe ou le commissaire Darnaudguilhem, des survivants, comme le narrateur de Çò-ditz la Pès-Nuts, ou d’autres qui se trouvent seuls après la mort d’un ami, comme les clochards Joan et Juli. On y voit des femmes admirables, comme Nani, la cuisinière du roman Dau vent dins las plumas, ou l’inspectrice Guite Bérenguier des romans policiers ; et aussi des viragos impitoyables et castratrices, ou des séductrices souvent victimes de leur propre pouvoir de séduction. L’œuvre regorge de fous et de handicapés mentaux. À l’évidence, chacun peut se retrouver un jour « touché de la queue de l’agnelle », selon l’expression de l’auteur, même la femme d’un chirurgien, ou le baron de Montalassus en personne.
La norme des relations sociales est la violence. La société s’accorde pour l’employer de manière tacite : meurtres et actes de barbarie font partie du quotidien. Des religions et des sectes s’en servent pour conforter leur pouvoir : des personnages comme le prieur Foulques de Mortemart (Lo libre dau Reirlutz) ou le puritain Sir Chadwick (Dau vent dins las plumas, Las islas jos lo sang) poussent au Mal tout en prêchant le Bien… Est-il possible de trouver un peu de réconfort dans l’amour, ou dans l’amitié ? Peut-être, mais il n’est pas facile d’établir une vraie relation de tendresse et de complicité. La plupart du temps, l’un et l’autre attendent quelque chose de différent : c’est la solitude qui vous guette au bout du chemin.
Alors, ne nous resterait-il qu’à nous désespérer ? Certes non. Car Ganhaire possède, depuis le début, un antidote : le rire, qui quand il est partagé permet de nous sentir reliés ensemble dans une communauté joyeuse, de se moquer des autres mais surtout de soi, d’échapper à l’angoisse et au Mal, c’est-à-dire de retrouver sa liberté. Ganhaire y ajoute un sens aigu de l’absurde et de la dérision, dans une tension entre la logique interne des personnages et la façon dont leur comportement peut être perçu par un observateur extérieur.
Écrire, pour Ganhaire, c’est le plaisir de bâtir des scénarios, d’imaginer des situations et de le faire partager à ses lecteurs : il joue avec la langue, avec les mots, avec les images, il se plaît à faire des allusions, des retournements imprévus, à entrecroiser les intrigues, à créer des personnages originaux, tout en composant ses textes avec une grande rigueur. Le genre policier et le genre fantastique sont pour lui deux façons de s’amuser avec son lecteur et de le mener où il veut : il n’est pas facile de démêler quels faits sont véritables et quels sont ceux qui ont été déformés par l’imagination des personnages ou du narrateur. Comme dans la vie courante : il n’est jamais facile de trouver la vérité, car l’homme est un être complexe.
Il y a aussi dans l’œuvre la volonté de valoriser et de transmettre toute une culture : Ganhaire décrit avec précision la cuisine, les chansons, les usages, les façons de faire du Périgord, tout ce qui en fait l’âme. En évoquant les troubadours, les Croquants, la guerre de Cent Ans, en donnant la parole à des narrateurs qui font partie du petit peuple, l’écrivain nous rappelle que le roman national français est seulement une interprétation de l’histoire, qui doit être questionnée. Dans son dernier roman, Vent de Sable, il souligne que l’Occitanie, si elle avait pu devenir un pays, n’aurait pas été meilleure que les autres États d’Europe : elle aussi aurait été colonialiste.
Joan Ganhaire traite de thèmes universels. À toutes les époques et sous toutes les latitudes, l’homme reste un être fragile, dérisoire, capable du meilleur comme du pire. Lucide et pleine de compassion, son œuvre nous invite à la fois à rire de ce que nous sommes et à inventer un monde plus juste.